La chair du monde

Photographie : musée de la chasse & de la nature

« Et le ciel regardait la carcasse superbe, comme une fleur s’épanouir.  »
— Charles Baudelaire « Une Charogne », Les fleurs du Mal, 1857

Connaissez-vous Tamara Kostianovsky ?

Moi non plus, enfin pas avant d’avoir poussé les portes du musée de la Chasse et de la Nature, intriguée par une affiche pour le moins particulière. Une carcasse, telle que l’on en voit sur l’étal des bouchers… Quelle trivialité !

Cependant, passée la répulsion initiale, on regarde de plus près : la matière semble soyeuse et délicate, on brûle de la caresser. De quel animal fantastique peut donc bien être issu cette amas de chair ?

Le voilà, le travail de Tamara Kostianovsky, tout entier résumé dans cette affiche. Fille d’un chirurgien esthétique, cette israélo-argentine élevée à Bueno Aires observe dès son enfance les opérations de son père et prend ainsi l’habitude d’explorer le monde « à travers le prisme du corps ». Son medium, le vêtement, lui vient plus tard avec un incident de laverie dans la ville de Philadelphie où l’artiste poursuit ses études d’art.

Le musée de la chasse et de la nature s’offre aujourd’hui comme cadre de sa première exposition personnelle dans un musée français.  

Dès le démarrage du parcours, la salle d’exposition est une carte blanche offerte à l’artiste. Elle invite le visiteur à une balade en forêt, où les arbres et les souches qui y ont pris racine sont faits de vêtements recyclés et métamorphosés. Pour cette installation exceptionnelle, Tamara Kostianovsky a créé une œuvre monumentale inédite. « Lors d’une randonnée j’ai découvert un tronc d’arbre tombé au sol qui était entièrement recouvert d’une riche mousse verte qui transformait le tronc en un trône spectaculaire (…) Depuis j’ai fait des recherches sur les arbres morts et la manière dont ils peuvent devenir les hôtes d’une nouvelle vie. Ce principe de régénération et de renaissance est au coeur de l’exposition.  »

Photographie @cultureetpaillette

Dans le salon de compagnie, entre les toiles de Chardin et de Desportes, des oiseaux de tissus, tels des trophées de chasse, se posent sur les murs de damas de velours prune. On les remarque à peine tant ils se fondent avec aisance dans l’ambiance feutrée du musée.

Photographie : Musée de la chasse et de la nature

L’antichambre, elle, est transformée pour l’occasion en chambre froide : on y découvre le clou du spectacle: d’imposantes carcasses de textiles. Celles-ci nous troublent et nous dérangent. Ces représentations morbides sont-elles belles ou seulement empreintes de violence ? Sont-elles raffinées ou féroces ?

Tout ça en même temps, évidemment !

L'artiste s’explique : « La série représente des carcasses qui se transforment en végétation, devenant des capsules qui hébergent des oiseaux et des plantes exotiques. Je conçois ces œuvres en termes de métamorphose. L'idée est de transformer l'image de la carcasse, qui, de lieu de carnage, devient une matrice où la vie prend racine – à la manière d'un environnement utopique. »

Tant de poésie dans cette « chair du monde »…

Image : Musée de la chasse et de la nature

La minute pailletée pour briller en société :

Le concept très classe de « chair du monde » est une notion phare de la philosophie de Maurice Merleau-Ponty, développée dans son ouvrage « Phénoménologie de la perception » (1945). Plutôt que de concevoir la perception comme une simple activité cérébrale, Merleau-Ponty insiste sur le fait que notre relation au monde est profondément corporelle et sensorielle. La perception n’est donc pas seulement une affaire de cerveau, elle est aussi ancrée dans le corps et son interaction avec l’environnement.

Image : Musée de la chasse et de la nature

Le temps de nous remettre de ce choc visuel, notre déambulation nous conduit vers la salle aux oiseaux, pour un sujet en apparence plus consensuel. Mais attention car Tamara a plus d’un tour dans son sac! Ces panneaux décoratifs végétalisés enrichis d’oiseaux traitent en réalité de manière implicite de la colonisation. Des recherches sur les papiers peints français du siècle des Lumières, empreints de l’imaginaire colonial d’un ailleurs exotique et fantasmé, sont les sources de cette série à la végétation presque féerique et aux oiseaux parés de milliers de couleurs…

Image : Musée de la Chasse et de la nature

Au fil de ses oeuvres étranges et obsédantes, Tamara Kostianovsky raconte son enfance à Bueno Aires, se fait historiographe de la colonisation, transcende l’héritage laissé par son père, aborde des enjeux contemporains tels que les violences faites aux femmes ou l’écologie…  Elle brûle de tous ces récits qui sont aussi les siens. En insufflant de la vie à ces matières inertes, l’artiste compose, un corps après l’autre, son autobiographie textile.

« La chair du monde » est un nom décidément bien trouvé pour cette exposition tout en sensorialité.

Photographie de l’artiste : musée de la chasse et de la nature


Tamara Kostianovsky « La chair du monde »

Du 23 avril au 3 novembre 2024

Musée de la chasse et de la nature, Paris

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